ABBAYES CATALANES



Les abbayes de Catalogne

Les abbayes de Catalogne

par Pierre De Lagarde

Tiré de Historama N°304, mars 1977

L'art roman catalan, dont on découvre les beautés à Elne ou à Cuxa en France, à Ripoll ou à Gérone en Espagne, est né au moment de la reconquête du nord de l'Espagne par les chrétiens. Malheureusement ces abbayes romanes ont souffert des guerres et aussi du vandalisme de ce côté comme de l'autre des Pyrénées. Il semble qu'aujourd'hui, conscients de la valeur inestimable de ces joyaux de l'architecture les Catalans français et espagnols s'efforcent de protéger ces chefs-d'oeuvre d'un autre temps.

Les Eglises romanes de Catalogne qu'elles soient françaises ou espagnoles donnent plus que partout ailleurs une impression
de force et de puissance. C'est qu'elles ne sont pas seulement présence mais affirmation face à l'envahisseur.
Et en effet leur construction est contemporaine de la reconquête du Nord de l'Espagne par les Chrétiens. Par un retournement imprévu dont l'histoire a le secret, l'Islam dont la domination semblait sur l'Espagne définitive, brusquement s'efface devant la poussée irrésistible des indigènes. De ce regain de vitalité va naître une série d'Eglises et d'Abbayes. Cette reconstruction est menée par un homme hors du commun, Cliba membre de la famille comtale de Cerdagne qui fut successivement évêque de Vich, de Saint-Michel de Cuxa et de Sainte-Marie de Ripoll.

Le roman catalan, loin de l'artifice et du décor


Mais quelles sont les caractéristiques de cet art roman catalan? Que ce soit à Elne et à Cuxa en France ou à Ripoll, Cardona, Gérone, Frontanya, Estany en Espagne les caractères sont en gros les mêmes.
A l'extérieur la construction est vaste mais simple et ne semble rien offrir que de banal. De hautes murailles certes mais sans ouvertures ou presque formées de blocs bien taillés mais disposés sans aucune recherche. Mais dès que l'on pénètre à l'intérieur le décor change.
« Il faudrait être bien aveugle, écrit Marcel Durliat, pour ne pas se sentir pénétré par l'authentique et profonde majesté de ces énormes parois de pierres, de ces piliers massifs, de ces voûtes prodigieuses, si nus, si dépouillés, réduits à leur capacité essentielle mais d'autant plus éloquents peut-être par là même et si loin en tout cas de la parade, de l'artifice et du décor. Rien qui vienne détendre et comme amoindrir l'intense austérité de ce cadre qui ne prétend rien retenir pour lui-même d'une vénération qu'il entend donner à celui qu'il sert et pour lequel il est bâti. »
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Le cloître de la cathédrale Sainte Eulalie à Elne dans le Roussillon.
Ce cloître, dune grande richesse sculpturale, fut entrepris à la fin du XIIe siècle et achevé au XIVe siècle.
Parmi les chapiteaux les plus célèbres: la Création d'Adam Hérode recevant les Mages.


Jardin clos à l'image de la Jérusalem Céleste


Mais le secret du charme de ces églises catalanes est de savoir associer deux types d'architecture contradictoires. A la rigueur, à la sévérité de l'Eglise sont unies la douceur et la familiarité du cloître.
Le Cloître comme l'Eglise a sa signification religieuse. Il n'est pas douteux que les anciens y voyaient comme une représentation symbolique du jardin dont il est question dans le Cantique des Cantiques où on peut lire
« Elle est un jardin bien clos ma sueur, un jardin bien clos, une fontaine scellée ».
Jardin clos de ces quatre côtés réguliers à l'image de la Jérusalem Céleste. En fait ce cloître, dont le nom veut dire clos, n'ouvre que sur le ciel. Le reste n'est que murs destinés à concentrer l'attention sur l'essentiel.
Chaque Abbaye de Catalogne a son cloître apparemment le même, puisque tous sont construits sur un plan carré,et pourtant totalement différent. Ainsi le cloître de San Cugat del Vallès est l'un des plus vastes et aussi l'un des plus élégants et des plus légers bien qu'il soit construit à double étage.
Il déborde d'un charme étonnant qui lui est donné par la nature mais qui s'enrichit encore des évocations d'un monde idéalisé et transposé.
« Dans ce cloître, écrit un moine de l'époque, il y a 4 murailles qui sont le mépris de soi-même, le mépris du monde, l'amour du prochain et l'amour de Dieu. Et chaque côté a sa rangée de colonnes, la base de toutes les colonnes est la patience. Dans ce cloître la diversité des demeures est celle des vertus. »
Ainsi la pensée et la prière de ceux qui y vivaient journellement, ne cessaient d'enrichir l'architecture de nouveaux symboles.

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Détail d'un des chapiteaux du cloître d'Elne.

Mais c'est à Elne situé cette fois-ci sur le versant français de la Catalogne que se trouve le cloître le plus significatif car ses sculptures sont sans pareilles.
Sans pareilles et pourtant étrangement primitives. Pendant longtemps on a considéré la sculpture romane comme maladroite. « Mais les tâtonnements du début, nous dit encore Marcel Durliat, loin d'empêcher l'artiste d'exprimer son message sacré lui facilite la tâche. Lorsqu'il s'agit de parler de foi, en effet, le plus direct, le plus simple, le plus sincère est encore celui qui traduit le mieux la conviction de son auteur. L'art des primitifs ne se soucie pas de beauté, il ne cherche qu'à exprimer les réalités divines qu'il a pour mission d'évoquer. L'art plus civilisé veut aussi plaire, séduire et risque de passer à côté de sa finalité essentielle. »
Ce n'est pas le cas à Elne où le message bien que stylisé reste très direct et où s'exprime si bien le génie de la race catalane.

Des cloîtres vendus à l'encan


Mais la beauté et la valeur archéologique de ces Abbayes romanes loin de les protéger ont dans bien des cas précipité leur chute. Car au vandalisme des révolutions et des guerres s'est ajoutée cette autre plaie qu'est l'elginisme pratiqué par des amateurs d'art ou des hommes d'argent qui sous prétexte de sauver des monuments les arrachent à leur site naturel.
C'est ainsi qu'au Sud de Perpignan on peut découvrir l'abbaye de Saint-Genis des Fontaines fondée au IXe siècle et qui possède comme linteau une des sculptures les plus archaïques de France datée de 1021.
Malgré son ancienneté et sa rareté cette Abbaye a été indignement traitée. Le cloître de la seconde moitié du Xlle siècle a été partagé entre quatre héritiers. Trois ont vendu les arcades et les sculptures qui faisaient partie de leurs lots. De ce fait des éléments d'architecture qui n'auraient jamais dû être séparés se trouvent dispersés aux quatre coins du monde.
Une première partie se trouve au musée de Philadelphie, une seconde au Louvre, une troisième décore un château de l'lle de France, le Château des Mesnuls où elle a été disposée au fond du parc par le propriétaire M. Chryssoveloni. Seul le quatrième lot est resté sur place. Mais dans quel état! Ses éléments décorent le salon fin de siècle et la cuisine d'un des habitants de Saint-Genis-des-Fontaines.

La grande misère de Saint-Michel de Cuxa


Le pillage dont a été l'objet le cloître de Saint-Michel de Cuxa est encore plus scandaleux. L'Abbaye remontant à 974 et dont l'Eglise est très curieusement de style mozarabe avait été abandonnée en 1790 à la Révolution. Mais bien que désaffectée elle était restée à peu près intacte jusqu'au jour de 1840 où un habitant de la région se mit en tête de démonter son cloître. C'est ainsi que 11 arcades et 12 chapitaux furent transportés à Prades à moins de 2 kilomètres de là pour décorer... le parc de l'établissement thermal.
C'est là que les découvrit en 1913 un antiquaire du nom de Gouvert qui travaillait pour un amateur d'art américain Gray Barnard. Si une vigoureuse campagne d'opinion publique n'avait été menée par Pierre Vidal ces arcades auraient été transportées en Amérique. Hélas ! d'autres éléments du même cloître n'eurent pas la même chance. Gouvert parvint à les faire sortir de France sans coup férir. Ils sont aujourd'hui le plus beau fleuron du musée des Cloîtres à New York.

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L'abbaye de Saint-Michel de Cuxa dans les Pyrénées-Orientales, remonte au Xe siècle;
l'église de style mozarabe a été remaniée au XIe siècle.
Elle est aujourd'hui occupée par des Cisterciens


Recréer le cloître en son entier paraît une gageure impossible à tenir aujourd'hui. En effet le Service des Monuments historiques est bien parvenu après la guerre de 45 à recomposer avec des éléments épars en France, une partie du cloître mais il se trouve dans l'impossibilité de récupérer ceux du musée des Cloîtres à New York ainsi que le chapiteau qui a échoué (sait-on pourquoi?) dans la collection Raymond Pictain en Pennsylvanie et un autre qui se trouve (fait plus étrange encore) dans les réserves du Louvre.
Sans doute les Américains ont-ils proposé dernièrement de rendre les éléments de l'ancienne tribune, rivale de celle de Serrabonne qui ornait l'Eglise de Saint-Michel de Cuxa. Encore faudrait-il que toutes les complexités administratives soient aplanies pour que ce don pût être enfin réalisé.

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Le choeur de Saint-Michel de Cuza.
Le cloître honteusement pillé par un habitant de la région au XXe siècle n'a jamais pu être reconstitué entièrement;
une partie 1a chapiteaux rachetée par un Américain se trouve au Musée des Cloîtres à New York...


Cardona ou le Mont Saint-Michel espagnol défiguré


Du côté de la Catalogne espagnole des cas de vandalisme du même ordre peuvent être signalés.
Ainsi l'antique Abbaye San Pedro di Roda construite dans un site unique et qui s'enorgueillit d'avoir possédé quelques années les reliques de l'apôtre Pierre n'a pas été beaucoup mieux traitée que Saint-Genis-des-Fontaines. Abandonnée au XIXe siècle elle a été dépecée comme Cluny, comme Jumièges.
Saint-Benèt de Bagès, Abbaye fondée au Xe siècle près de Manrèse en même temps que Montserrat est dans une situation presque aussi dramatique que celle de Saint-Genis-des-Fontaines. Sans doute son cloître n'a pas été dépecé mais il est abandonné. Les propriétaires ne s'en soucient pas, se contentant seulement d'entretenir tant bien que mal les bâtiments conventuels qu'ils habitent.
Et que dire de Cardona étonnant édifice perché sur son rocher sorte de Mont Saint-Michel de l'Espagne. Ce site exceptionnel est affreusement défiguré par une exploitation industrielle qui de toutes parts l'encercle.
Enfin l'Espagne a manqué de voir disparaître la plupart des fresques de ses petites églises de montagne. Décollées par des spécialistes italiens, après la guerre de 14, elles devaient une fois de plus enrichir les musées américains quand. dans un sursaut national l'opération fut stoppée.
En France la plupart des fresques ont été effacées par l'humidité. On en voit encore des lambeaux à l'écluse haute, Saint-André-de-Sorède, Arles-sur-Tech, Serrabonne, Marcevol mais seules les peintures qui décorent l'abside de Saint-Martin de Fenolar peuvent donner une idée de la somptuosité du décor qui ornait ces églises romanes.

Pablo Casals au secours de Saint-Michel de Cuxa


Heureusement depuis une vingtaine d'années les Catalans soutenus par les états français et espagnol ont pris conscience de la valeur inestimable de leurs monuments.
Si St-Genis-des-Fontaines est toujours dans le même état d'abandon, Saint-Michel de Cuxa a retrouvé une partie de sa splendeur primitive et connaît un rayonnement international grâce au festival qu'y a organisé pendant des années Pablo Casals. Quant au petit prieuré de Serrabonne il offre à l'admiration des visiteurs la splendeur de sa tribune ornée de monstres étranges.
L'Abbaye Saint-Martin du Canigou construite dans un site grandiose et ruinée de fond en comble à la Révolution a trouvé deux sauveteurs : le premier en la personne de Monseigneur de Carsalade, évêque de Perpignan qui au début du siècle a racheté ses ruines et effectué les premiers travaux de restauration et le second en la personne du Père de Cabannes, moine cistercien qui a remonté pierre par pierre l'église avec d'immenses difficultés (car la route d'accès à l'abbaye est très périlleuse) et en a fait un centre spirituel de rencontre.
Du côté de l'Espagne est présenté le somptueux musée des Beaux Arts de Barcelone constitué avec les plus belles fresques romanes qui ont été détachées des églises de la montagne et mises à l'abri.
C'est là que l'on peut prendre le mieux conscience de la vigueur et de la noblesse du génie de la race catalane.
L'autobiographie des grandes nations, écrit Ruskin est contenue dans trois livres, le livre des actes, le livre des paroles, le livre de l'Art. On n'en peut lire aucun si on ne lit pas les autres, mais des trois, le seul qui soit vraiment digne de foi, c'est le troisième. Car les actes d'une nation doivent parfois leur éclat à la bonne fortune, ses paroles tirent leur poids du génie de quelques-uns de ses enfants mais son art, elle le tient des affinités et des dons les plus communs de la race.
Jamais les paroles du grand critique d'art n'ont trouvé une aussi juste application qu'en Catalogne.

Pierre de LAGARDE


Saint Martin du Canigou.jpg
L'abbaye bénédictine de Saint-Martin du Canigou dans les Pyrénées-Orientales.
Elle fut construite dans un site grandiose sur un rocher à pic à plus de mille mètres d'altitude.
Abandonnée à la Révolution l'abbaye a été restaurée et sauvée par l'évêque de Perpignan et un moine cistercien.






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